Histoire du patrimoine : les pionniers
Si le concept de patrimoine va de soi pour la majorité des Québécois, c’est parce que des gens ont jadis perçu son importance et élaboré des outils pour le faire connaitre parmi les publics. Au tournant du XXe siècle, Honoré Beaugrand est l’un de ces devanciers.
Honoré Beaugrand
Né en 1848, Honoré Beaugrand s’enrôle à 17 ans dans l’armée française et participe à l’expédition du Mexique. Il suit les soldats jusqu’en France où, pendant deux ans, il visite les grandes villes, leurs bibliothèques et leurs musées. Après un séjour aux États-Unis, il revient à Montréal et fonde le journal La Patrie en 1879. Six ans plus tard, il est élu maire de Montréal. De santé fragile, il séjourne souvent dans des contrées tempérées. Beaugrand décède à Montréal en 1906.
L’amateur de monuments anciens
En 1884, Honoré Beaugrand publie un ouvrage sur le Vieux-Montréal en collaboration avec Léo-Paul Morin. C’est une édition prestigieuse destinée aux pairs. L’étude offre une chronologie de treize plans architecturaux de bâtiments historiques dans le Vieux-Montréal. Dans un compte rendu, le rapporteur écrit : « En prenant pour guide des témoins du passé, nous acquérons un fond de connaissance […] – et de plus, nous cessons d’être aux yeux des étrangers totalement ignorants de l’histoire de ce qui nous entoure […][1] ». Ces étrangers, ce sont les Montréalais anglophones qui s’intéressent depuis plusieurs années aux biens anciens de Montréal.
La volonté de Beaugrand de diffuser auprès des Francophones s’incarne dans le bilinguisme novateur de l’œuvre. Ces auteurs sont donc les premiers Canadiens français à offrir une publication scientifique sur les bâtiments historiques montréalais. Sans mentionner l’idée patrimoine, le caractère précieux des bâtiments est néanmoins mis en valeur.
L’amateur de folklore et d’ethnographie
Jeune, Beaugrand aime s’installer près du feu pour écouter les légendes et les superstitions. Grâce à La Patrie, il introduit des objets de recherche originaux lorsqu’il propose à l’un de ses journalistes de rencontrer des personnes âgées et de consulter les vieux journaux et archives afin de retracer la vie et les coutumes des Montréalais de la fin du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle. D’autres articles abordent des objets à caractère patrimonial, dont les résidences de familles anciennes, les cloches et le bourdon de Notre-Dame ou la cage de la Corriveau. En introduisant les sources orales, Beaugrand innove et dépasse les écrivains romantiques de l’époque en consolidant ses recherches vives par la consultation de sources manuscrites et publiées. Son approche correspond aux méthodes scientifiques européennes, dont celles prescrites par la Folk-Lore Society en Angleterre.
Beaugrand offre également les pages de son journal aux auteurs de contes canadiens-français. Lui-même publie plusieurs légendes et récits. Il initie ainsi le grand public à une nouvelle facette de la littérature canadienne-française jusque-là surtout conforme à l’esprit clérical.
Le conférencier et l’auteur
En 1892, l’intérêt de Beaugrand pour le folklore l’amène à la rencontre inaugurale de la section montréalaise de l’American Folklore Society où il est élu président fondateur. Il se démarque par ses connaissances des sources archivistiques et littéraires. Outre sa propre culture, Beaugrand s’intéresse aussi à la culture amérindienne, parle plusieurs dialectes et compte de nombreux chefs parmi ses informateurs. Lors d’une réunion, il présente une étude sur les lutins qui connait un tel succès qu’elle est publiée dans le quotidien The Herald et rapportée intégralement dans la revue Journal of American Folklore. En 1893, il participe au congrès international de folklore à Chicago où il présente une conférence sur le folklore canadien-français. En 1900, il participe en France au congrès international de folklore. Selon les comptes rendus, il préside la Société des traditions populaires du Canada[2] et est l’un des participants les plus actifs comme vice-président international de la rencontre.
La même année, Beaugrand publie un recueil de légendes dont une version anglaise de Chasse-galerie. Il explique vouloir « sauver de l’oubli, quelques-uns de ces contes du cru qui pourront servir plus tard à compléter une étude ou même faire une simple compilation du Folk-Lore franco-canadien et de nos légendes populaires[3] ». À cette époque, l’intérêt pour le folklore émane surtout des Anglophones. C’est ce qui le décide sans doute à publier en anglais[4].
L’amorce d’une diffusion parmi les Canadiens français
Quoique discrète, l’influence de Beaugrand demeure éloquente. L’étude sur l’architecture ancienne de Montréal devient un incontournable et fait des adeptes parmi les Francophones, dont Édouard-Zotique Massicotte qui s’intéresse aussi au folklore bien avant sa rencontre avec Marius Barbeau. En 1900, ce dernier produit la première étude savante sur une production culturelle canadienne-française. Dans Conteurs canadiens-français du XIXe siècle, Massicotte reconnaît Beaugrand comme ayant introduit le folklore dans les contes les distinguant ainsi d’une production littéraire.
Ces gestes qui semblent assez mineurs aujourd’hui évoquent tout de même l’idée — du jamais vu à cette époque — que des pratiques et certains monuments sont importants pour les Canadiens français. L’idée patrimoine, qui devient publique vers 1917, se répandra facilement auprès des Francophones en partie parce qu’un travail de mise en valeur aura été amorcé par des pionniers tels qu’Honoré Beaugrand.
[1] « Le vieux Montréal 1611-1803 », La Patrie, 7 mai 1884, p. 2.
[2] En 1900, la section montréalaise est dissoute; des chapitres en Ontario sont actifs.
[3] Honoré BEAUGRAND, La chasse-galerie and other canadien stories, Montréal, Pelletier, 1900.
[4] Avant 1900, Beaugrand publie plusieurs études sur la culture amérindienne et l’Ouest américain.
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