Histoire du patrimoine : les pionniers
La discipline de l’ethnologie – le folklore au XIXe siècle – s’intéresse à l’ordinaire[1]. Les ethnologues répertorient les faits et gestes du quotidien – humour, cuisine, musique, parler et expressions, vêtements… À long terme, ces éléments définissent la culture et l’identité d’un groupe.
L’ethnologie, qui révèle le patrimoine ethnologique matériel ou immatériel, développe ses méthodes scientifiques depuis le XIXe siècle, d’abord en Europe, puis aux États-Unis. La discipline du folklore est enseignée à l’université américaine dès le tournant du siècle selon deux orientations. Les tenants de la méthode anthropologique s’intéressent avant tout aux traditions orales; ils rencontrent des informateurs et recueillent leur savoir. La méthode des littérateurs repose sur la recherche en bibliothèque. Leurs recherches sur l’ensemble des pratiques traditionnelles se font par l’étude de manuscrits et de documents archivés.
Au Canada français, l’intérêt pour la culture populaire est ambigu. Dès les années 1860, l’élite instruite canadienne-française voyage et observe la vie locale, rustique, paysanne. Elle tente de prendre sur le vif la vie quotidienne, les rituels, les traditions. Elle s’intéresse aux légendes, aux personnages originaux locaux, aux chansons, aux dictons, aux outils artisanaux. De tout ce matériau collecté, les auteurs en tirent des textes d’imagination représentant un cadre de vie idyllique. Malgré la similarité des objets étudiés, il est question ici de littérature et non de recherche sur le folklore.
À la Société historique de Montréal, on porte un intérêt scientifique à la culture populaire en 1870 lorsqu’un membre mentionne l’importance de recueillir les traditions locales : « Elles achèvent de se perdre; […] on pourrait en découvrir qui jetterait encore du jour sur certains détails historiques[2] ». Ainsi présentée, la culture populaire est un témoin, une archive utile aux recherches historiques. En 1880, l’attention de la Société historique pour le quotidien, les objets et les rituels d’antan se confirme lorsqu’elle publie une traduction du journal de voyage de Pehr Kalm dans lequel « le voyageur […] fait sur les mœurs de[s] ancêtres [Canadiens français] des remarques qui sont toutes à notre avantage[3] ». Cette fois-ci, la culture populaire est utilisée à des fins nationalistes pour distinguer le groupe culturel.
En 1882, l’historien Benjamin Sulte est le premier Canadien français à faire une analyse systémique de la culture populaire dans son ouvrage Histoire des Canadiens français en huit volumes. Relevant de la méthode des littérateurs, il consulte des sources manuscrites et publiées, dont des journaux de voyage et intimes, des annales d’ordres religieux, divers rapports d’administrateurs et de missionnaires et d’autres.
Ses recherches exhaustives lui permettent d’identifier des similarités dans l’organisation des noyaux villageois typiques et autres bâtis. Il produit une liste des chants entendus à la messe de minuit, retrouve les instruments de musique les plus utilisés lors de fêtes sociales… Il fait de même pour décrire minutieusement les vêtements de travail et de fêtes des habitants, pour toutes les saisons et tousles rituels. Il retrace des mets typiques comme, par exemple, la soupe aux pois. En somme, il favorise la découverte d’objets marquant l’identité canadienne-française et appelés à devenir du patrimoine ethnologique. Benjamin Sulte agit en véritable folkloriste en étudiant sa propre culture.
Benjamin Sulte innove en démontrant l’importance de la culture populaire comme sujet de recherche. Lorsqu’il aborde le clergé, il se détache des histoires héroïques ou celles d’un clergé avantageusement mis en valeur typiques de son époque. Ce point de vue lui vaudra de nombreuses critiques et attaques d’ultramontains. C’est sans doute pour cette raison qu’il ne poursuit pas dans cette voie, ni ne fait d’émules parmi les historiens, malgré l’originalité de son étude.
Cette recherche n’est pas la plus grande contribution de Benjamin Sulte à l’émergence du patrimoine ethnologique. Ami de la famille Massicotte de Montréal, Sulte allume l’étincelle nécessaire chez le jeune Édouard-Zotique Massicotte qui, dès l’âge de 15 ans, commence des collectes scientifiques de pratiques et de savoir-faire auprès d’informateurs. Bien avant sa rencontre avec Marius Barbeau en 1917, il introduit les Canadiens français à leur patrimoine ethnologique en publiant des articles dans des revues populaires dès les années 1900. Ainsi s’amorce avec Massicotte une véritable patrimonialisation de la culture populaire.
[1] Voir le beau texte de Philippe Dubé, « À la défense de l’ethnologie », Le Devoir, 16 mars 2016, p. A9
[2] Centre d’archives de Montréal. Fonds Société historique de Montréal (SHM22). Séance du 26 octobre 1870.
[3] Ibid., Séance du 22 février 1871. Pehr Kalm, Voyage de Kalm en Amérique, Montréal, SHM, 1880.
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