Théories du patrimoine

Mon billet récent sur le patrimoine vivant a suscité quelques commentaires sur la page et en privé. Dans quel contexte cette notion apparaît-elle? Comment s’inscrit-elle dans la législation québécoise?

Avant la Convention de l’UNESCO

Le fléché est un  élément désigné du patrimoine immatériel depuis janvier 2016. Photo : Alain Beauchamp

Le fléché est un élément désigné du patrimoine immatériel depuis janvier 2016. Photo : Alain Beauchamp

En 1999, Koïchiro Matsuura devient directeur général de l’UNESCO et met en priorité la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Ce concept, bien connu dans son pays d’origine est inscrit dans la législation japonaise depuis les années 1950. À cette époque, le pays est sous le contrôle des États-Unis et la loi pourrait avoir été adoptée pour résister à l’occidentalisation.

Outre les monuments et les sites, la loi japonaise protège les «biens culturels immatériels» ayant une valeur historique ou artistique tels que le théâtre, la musique ou les arts appliqués, les «biens culturels immatériels populaires» c’est-à-dire les manifestations et pratiques traditionnelles témoignant des modes de vie au Japon et les «techniques pour la conservation des biens culturels». Elle comporte une distinction spéciale pour les porteurs des biens culturels immatériels importants – les trésors nationaux vivants (exclut les objets et les praticiens). À cette époque, le concept de trésor vivant est méconnu dans les pays occidentaux.

Source d’inspiration certes, cependant le modèle japonais est profondément modifié pendant l’élaboration de la Convention adoptée en 2003[1]. De nombreux États, dont le Québec, ont depuis inscrit le patrimoine immatériel dans une législation.

Les caractéristiques

L’anthropologue Jean-Louis Tornatore avance que la culture anthropologique (patrimoine ethnologique) a été convertie en patrimoine culturel immatériel et ne vise qu’une partie du corpus notamment le folklore classique. Les cultures de l’oralité sont identifiées selon trois caractéristiques : les biens sont vivants par leur capacité à se transmettre, les premiers experts sont les praticiens eux-mêmes et le référent premier est le groupe ou la communauté qui le reconnait.

Tous les chercheurs s’entendent pour affirmer l’importance de la conservation par la transmission. D’autres contestent l’expression selon le raisonnement que «patrimoine vivant» est une contradiction dans les termes : «S’il est réellement vivant, il n’a pas besoin d’être sauvegardé; s’il est presque mort, la sauvegarde sera sans effet[2]».

Apparition de la notion du vivant

Selon l’ethnologue Gérard Derèze, la notion de patrimoine vivant apparait avec de nouvelles approches ethnologiques dans les pays européens qui s’éloignent de la tradition pour s’intéresser au monde industriel et urbain et à des objets contemporains. Par ce concept, on veut identifier les traditions ou les pratiques sociales du quotidien d’une communauté qui sont soutenues par l’action de personnes ou d’institutions de la transmission.

L’idée a mené à la dénomination de trésor vivant qui a obtenu une reconnaissance officielle. Ce sont des individus ou des collectivités qui «exercent des activités d’une valeur remarquable sur le plan culturel, utile pour l’exercice d’un art majeur, caractéristiques (d’un mode de vie, d’une localité, d’un style)». Au Québec, l’expression se traduit par porteur de traditions.

Les institutions et acteurs politiques de tous niveaux utilisent différentes terminologies pour qualifier le concept. Le terme patrimoine immatériel s’impose dans le secteur de l’action politique[3].

La pratique de l’accordéon diatonique reconnue « patrimoine immatériel magnymontois »

La pratique de l’accordéon diatonique reconnue « patrimoine immatériel magnymontois ». Photo : Richard Lavoie (vidéo)

L’acte créateur en tant que patrimoine vivant

Selon l’ethnomusicologue Marie-Christine Parent, le patrimoine immatériel s’exprime en majorité par l’intermédiaire d’objets concrets. Elle distingue le patrimoine vivant qui serait une pratique culturelle vivant essentiellement à travers une oralité qui se transmet ou se perpétue. Le terme patrimoine immatériel lui semble mal adapté puisqu’il insinue l’absence de matière ou d’objet.

Elle propose que le patrimoine immatériel comprenne un ensemble de références et d’idées menant à une création où un élément matériel demeure essentiel pour l’exprimer. Elle suggère donc que le terme patrimoine vivant réfère à l’acte créateur qui donne vie à une musique, un conte, une danse… Selon la chercheure, le «patrimoine culturel vivant» serait une sous-division du patrimoine immatériel[4].

La législation québécoise

La Loi sur le patrimoine culturel du Québec définit le patrimoine immatériel comment étant «les savoir-faire, les connaissances, les expressions, les pratiques et les représentations transmis de génération en génération et recréés en permanence, en conjonction, le cas échéant, avec les objets et les espaces culturels qui leur sont associés, qu’une communauté ou un groupe reconnaît comme faisant partie de son patrimoine culturel et dont la connaissance, la sauvegarde, la transmission ou la mise en valeur présente un intérêt public».

Seule la performance peut être désignée. Selon le ministère Culture et communications, les objets, les espaces culturels et les personnes ne peuvent pas être promus comme des éléments du patrimoine immatériel, même s’ils sont partie prenante de l’acte ou de la performance. On donne pour exemple le tissage aux doigts de la ceinture fléchée qui peut être désigné comme un élément du patrimoine immatériel, mais pas la ceinture qui en résulte.

Dans l’ensemble, le gouvernement québécois s’est inspiré du modèle européen pour la préparation de sa législation. Il a aussi adopté la terminologie. Parmi les chercheurs, la notion de patrimoine vivant peut différer. Toutefois, la majorité semble convenir que le patrimoine vivant fait partie du patrimoine immatériel. Ce n’est pas un synonyme.


[2] Jean-Louis Tornatore « L’esprit de patrimoine », Terrain, no 55, septembre, 2010. L’auteur cite Barbara Kirshenblatt-Gimblett, théoricienne de la performance.

[3] Gérard Derèze, « De la culture populaire au patrimoine immatériel », Hermès, La Revue, vol. 2, no 42, 2005.

[4] Marie-Christine Parent, « La notion de patrimoine culturel vivant : une contribution ethnomusicologique », site personnel de l’auteure, v. 2006.

 

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